La différence entre un jeu sur table et un jeu vidéo, c’est que les limites imposées aux joueur·euses demeurent immuables et ne sont pas négociables (si l’on omet les glitchs et autres bugs). Or ces limites sont justement ce qui fait tout le sel de nos jeux vidéo. Sans limites, pas de règles, pas de problèmes à résoudre, d’obstacles à surmonter, de situation à débloquer. Cette question est au cœur des réflexions qui ont traversé les nombreux fans de Zelda depuis la sortie de Tears of the Kingdom en 2023 et, plus récemment, d’Echoes of Wisdom. Elle en soulève une autre que l’on a de cesse de se poser à chaque opus de cette saga si particulière : et maintenant ? Quelle sera la prochaine étape ? La nouvelle direction empruntée par la série ? C’est ce que nous allons nous demander aujourd’hui, en évoquant également plus largement le contexte chez Nintendo.
L’impasse du « toujours plus »
À tous les niveaux, on peut dire que Zelda Tears of the Kingdom a proposé une version XXL de Breath of the Wild. Plus de sanctuaires, plus d’armes, plus de donjons, plus d’endroits à explorer, plus d’ennemis, plus de Korogu etc. Mais cette masse de contenu n’est rien à côté des possibilités colossales offertes par les nouvelles capacités de Link. Pouvoir fusionner tout et n’importe quoi pour s’en servir comme arme ou comme véhicule, pouvoir remonter le temps d’un objet et bien sûr pouvoir traverser le moindre plafond. Cette richesse de gameplay, comme pour Breath of the Wild en son temps, a quelque chose de grisant lorsqu’on la découvre. Plus on l’utilise, plus on se sent presque comme un demi-Dieu, capable de surmonter à peu près tout et n’importe quoi. Le hic, c’est qu’arrive un moment où cette richesse devient un vrai boulet pour l’expérience de jeu.
Si des ingénieur·es en herbe ont investi le système de construction comme jamais, une vaste partie des autres joueur·euses s’est contentée d’utiliser le véhicule le plus économe et polyvalent qui soit : l’hoverbike et ses deux ventilateurs montés autour d’un manche soneau. Le constat est le même pour les combats, où le syndrome Breath of the Wild fait son grand retour. Pourquoi tenter toutes les possibilités de fusion du jeu quand les cornes de Lynels argentés suffisent à régler son compte rapidement à presque chaque ennemi du jeu ? En fin de compte, la vaste majorité de la playerbase utilisera l’option la plus efficace pour résoudre un problème donné. Tout simplement parce qu’elle est bien souvent la plus simple et la plus rapide.
Aussi, la question se pose : comment faire « mieux » ? Comment le prochain opus pourra-t-il faire pour proposer des pouvoirs qui nous offrent encore plus de possibilités, de liberté d’action et de mouvement ? Et surtout, comment pourrait-il réussir là où Breath of the Wild et Tears of the Kingdom ont échoué, à savoir justifier sa pléthore d’options par une réelle plus-value qui encourage à les utiliser au lieu d’en choisir une qui répond à 90% des situations rencontrées ? Si l’état d’esprit de la liberté à tout prix se poursuit, il finira inévitablement par atteindre un plafond de verre. Cette philosophie de game design ne peut pas se prolonger indéfiniment, au risque de nullifier tout simplement la moindre difficulté rencontrée.
Poser des limites
Comme évoqué plus tôt, le rôle du game designer est de créer les règles d’un jeu vidéo. Autrement dit, il/elle fixe les limites à nos capacités, limites qui définiront la manière dont nous abordons les problèmes rencontrés en jeu. Or ce rôle semble s’entrechoquer avec fracas avec la philosophie de game design sur laquelle reposent Zelda Breath of the Wild et Tears of the Kingdom, à savoir la liberté absolue à tout prix. L’idée sous-jacente étant qu’une exploration satisfaisante repose nécessairement sur un libre-arbitre totalement débridé. Néanmoins, certaines des productions les plus marquantes de ces dernières années remettent en question cette orientation qui semble désormais indéboulonnable chez Nintendo.
L’exemple le plus marquant est sans conteste Elden Ring, qui a choisi une voie parallèle à Breath of the Wild. Son monde ouvert est ainsi rempli de donjons qui n’ont rien à envier aux meilleures zones des Souls qui l’ont précédé. Ils reprennent la formule classique qui a fait leur succès en l’appliquant à la lettre, respectant ainsi l’adage « Ne changeons pas une équipe qui gagne ». Comme leur aînés, ces donjons présentent une progression plus ou moins linéaire, agrémentée de sections qui rebouclent sur les checkpoints déjà découverts. Ce choix de design offre ainsi un contraste avec la liberté du monde ouvert, permettant de rythmer l’aventure et d’avoir un sentiment de progression plus marqué.
D’autres philosophies de design offrent également un contraste intéressant, y compris eu sein même de Nintendo. L’excellent Xenoblade Chronicles X réédité cette année sur Switch en est un exemple emblématique. L’exploration, si elle est extrêmement libre, demeure restreinte pour une vaste partie du jeu. Le titre assume son choix de nous frustrer pour mieux nous bluffer dans la suite de sa progression. L’introduction tardive des méchas, les fameux Skells puis, plus tard, de leurs modules de vol, redéfinit complètement la manière d’aborder l’espace de jeu. La carte offre ainsi trois niveaux de lecture imbriqués qui ne se dévoilent qu’au fur et à mesure.
Savoir raison garder
J’aimerais citer un dernier exemple, très parlant par son échelle plus réduite par rapport à un monde ouvert façon AAA. Il s’agit d’un jeu bien particulier qui, comme la plupart des gens qui l’ont terminé, m’a marqué comme rarement je l’ai été dans ma vie de joueur : Outer Wilds. Les influences du titre sont innombrables, mais la plus frappante demeure Metroid Prime, paru sur GameCube en 2003. Le traducteur au cœur de l’expérience de jeu propose lui aussi de scanner les écrits d’une ancienne civilisation extraterrestre ayant laissé des indices derrière elle. Mais contrairement au jeu de Retro Studios, Outer Wilds ne comprend aucun équipement ou arme à débloquer. Les seuls obstacles à la progression sont la connaissance du monde et de ses règles. Le jeu a beau être un monde ouvert d’une taille risible par rapport aux AAA de l’industrie, ce sont la finesse et l’attention du détail portée à chacune de ses briques qui en font une réussite aussi bluffante.
Il est à la fois très ouvert et très fermé en même temps, car les obstacles requièrent les connaissances adéquates pour être surmontés, mais ils peuvent théoriquement l’être dès le début. Le titre parvient ainsi à concilier liberté et restriction de la progression dans une dialectique unique dans le paysage vidéoludique. On ne peut pas dire qu’Outer Wilds ait trouvé LA réponse universelle au dualisme entre liberté et linéarité qui hante la série Zelda, mais sa proposition reste pour autant l’une des plus convaincantes. Toutefois, rien ne dit qu’elle pourrait être aussi bien appliquée ailleurs et à une tout autre échelle. Comme d’autres jeux indépendants, tels que A Short Hike, Outer Wilds propose une direction différente de celle des AAA. Une direction faite de tempérance et de mesure que peu de jeux à gros budget semblent emprunter, à savoir proposer un contenu moins pléthorique, mais mieux travaillé. En effet, on ne peut pas décorréler les ambitions des futurs jeux Zelda du contexte de production des jeux vidéo en général, et chez Nintendo en particulier.
Maintenant que l’on connaît les caractéristiques de la future Switch 2, il devient évident que le constructeur semble s’éloigner de ce qui faisait sa singularité depuis l’ère DS / Wii. Sous la direction de Satoru Iwata, Nintendo a décidé de tourner le dos à la course à la puissance et a cherché – malgré quelques faux pas – à démocratiser la pratique du jeu vidéo en s’adressant à de nouveaux publics. En s’éloignant de cet héritage, le géant japonais semble se rapprocher en partie de ses concurrents, qui courent désespérément après des jeux toujours plus grands et garnis et de consoles toujours plus puissantes pour les faire tourner. Au risque, comme eux, de s’engouffrer dans le cycle infernal de coûts de production astronomiques (ce qui est plus ou moins déjà le cas avec les derniers Zelda 3D) qui découragent toute prise de risque créative auprès des investisseurs et des actionnaires. L’avenir nous dira si Nintendo aura eu raison ou pas de s’éloigner de son ancien crédo. Et l’évolution de la saga Zelda en sera sans doute l’un des meilleurs indicateurs.